Interprétation platonicienne d’Aristote

Interprétation platonicienne d’Aristote
Interprétation platonicienne d’Aristote
    Une des ambitions des derniers philosophes de la Grèce avait été de concilier Aristote et Platon ; de nombreux traités furent écrits où l'on montrait que les contradictions entre les deux philosophes n’étaient qu’apparentes ; elles viennent de ce qu’ils n’envisagent pas, l’un et l’autre, le même niveau de réalité ; Aristote parle des choses sensibles, et Platon du monde intelligible ; leurs doctrines, à elles deux, embrassent le réel tout entier depuis les choses sujettes à la génération et à la corruption jusqu’à l’origine ineffable des êtres : d’ailleurs, par son extrémité supérieure, par la doctrine des Intelligences motrices des cieux, la doctrine, d’Aristote rejoignait en quelque façon celle des néoplatoniciens.
    Le faussaire qui, vers le VIe siècle, écrivit, sous le nom d’Aristote, un ouvrage intitulé Théologie, fit mieux : dans la préface de cet ouvrage, l’on voit Aristote lui-même déclarer qu’il donne ici le couronnement de son œuvre ; sa métaphysique avait pour but d’étudier les quatre causes de l’être ; ces causes se ramènent : la cause, finale à Dieu, la cause formelle à l’Intelligence, la cause motrice à l’Ame, la cause matérielle à la Nature. Le but de la Théologie est de montrer la génération de ces causes elles-mêmes à partir de Dieu ; « c’est la théorie et l’explication du règne de Dieu ; il est le fondement dernier ; le temps et l’éternité sont au-dessous de lui... La lumière de Dieu rayonne sur l’Intelligence et, de Dieu, par l’intermédiaire de l’Intelligence, sur l’âme totale du ciel ; mais de l’Intelligence, par l’intermédiaire de l’âme, sur la Nature ; et de l’Ame, par l’intermédiaire de la Nature, sur les choses qui naissent et périssent ». Bref, ce traité vise à exposer la théorie platonicienne des trois hypostases en la complétant par des vues sur la Nature ; c’est du moins l’intention du faussaire ; mais, comme il est facile de s’en apercevoir, les dix livres du traité ne contiennent que des extraits des Ennéades de Plotin, dont l’ensemble ne forme pas du tout l’exposé systématique annoncé par l’auteur de l’introduction : si ces extraits ont un sujet unique, c’est moins la théorie d’ensemble des hypostases que la spiritualité de l’âme et le rapport de l’âme à la réalité intelligible. Le livre I reproduit Ennéade IV, 8, 1-2 sur la descente de l’âme dans le monde sensible ; le livre II, Ennéade IV, 4, 1-4, sur les conditions dans lesquelles l’âme acquiert la mémoire, et sur l’inutilité de la mémoire pour l’âme une fois arrivée à la contemplation des intelligibles ; le livre III (Ennéade IV, 7, 8) réunit les arguments contre la théorie de l’âme des Stoïciens, des Pythagoriciens et d’Aristote ; le livre IV (Ennéade V, 8, 1-4) est le début du traité de la beauté intelligible ; il décrit les degrés que parcourt l’âme dans son ascension vers le beau pour arriver aux dieux du monde intelligible ; le livre V (Ennéade VI, 7, 1-2) traite de l’action créatrice et montre qu’elle ne peut être de l’ordre de la pensée discursive ; le livre VI (Ennéade IV, 4, 39-45) montre comment le sage peut échapper à la magie du monde sensible ; le livre VII (Ennéade IV, 8, 5-8) concerne la double vue de l’âme tournée tantôt vers le sensible, tantôt vers l’intelligible ; le livre VIII contient deux extraits, l’un (Ennéade VI, 7, 11-15) sur la pénétration mutuelle des intelligences dans le monde intelligible, l’autre (Ennéade IV, 4, 5) faisant suite à celui du livre II sur la mémoire dans les âmes ; le livre IX traite d’abord (Ennéade IV, 7, 1-5) de la réfutation du matérialisme, à laquelle fait suite l’extrait du livre III, puis (Ennéade V, 1, 11-12) de la démonstration de l’existence des intelligibles ; le livre X enfin commence (Ennéade V, 2) par le traité sur la procession des trois hypostases, et se termine (Ennéade VI, 7, 2-11) par des considérations sur l’homme sensible et intelligible auxquelles fait suite le début du livre VIII.
    Le faussaire a donc utilisé les traités 4, 7 et 8 de la IVe Ennéade, sur l’âme et sa destinée, les traités 1, 2 et 8 de la Ve, sur la génération des hypostases, et le traité 7 de la VIe Ennéade sur le monde intelligible et sur le Bien. Tout se passe comme si l’auteur de la préface n’était pas le même que celui qui a rassemblé les extraits. Quoi qu’il en soit, ces extraits qui n’aboutissent pas à un exposé systématique du platonisme, contiennent, à côté des détails les plus subtils sur la vie de l’âme, une vue d’ensemble sur la doctrine, au livre X. Or le traité tout entier a été traduit en arabe, au milieu du IXe siècle, par le chrétien Ibn Abdallah Naïma, et il a fait loi, au moins jusqu’au XIIe siècle, dans l’interprétation d’Aristote. Au Xe siècle, par exemple, Al Farâbi, dans son traité de l’Harmonie entre Platon et Aristote, fait appel à la Théologie, sur tous les points où la discordance des deux philosophes s’exagère : il y renvoie, par exemple, lorsqu’il s’agit de montrer qu’Aristote n’a pas nié le monde intelligible, bien que, dans sa Physique, il n’ait attribué la substantialité qu’aux seuls individus.
    Les Arabes trouvaient en revanche dans le livre Des Causes un exposé tout à fait systématique de la pensée néoplatonicienne, puisque ce livre n’est que la traduction des Éléments de théologie de Proclus, composé d’une suite de théorèmes à la manière d’Euclide et démontrant tour à tour la nature et les propriétés des trois hypostases : l’Un, l’Intelligence et l’Ame. Parmi les modifications que le traducteur arabe a fait subir à son texte, il en faut citer une qui a pour but de le rendre plus acceptable à l’orthodoxie de l’Islam : la première hypostase ou Dieu possède la puissance créatrice absolue, tandis que les autres ne font que donner une forme à une matière préexistante.
    Si le prétendu platonisme d’Aristote transformait l’interprétation de sa Physique et de sa Métaphysique, par un mouvement inverse, le péripatétisme transformait à son tour les notions platoniciennes. La considération des êtres spirituels est liée à la structure de l’astronomie ; ce sont les Intelligences motrices et les âmes des cieux qui remplacent les hypostases platoniciennes ; et leur série hiérarchique où chaque terme produit le suivant ressemble plus encore aux séries gnostiques d’hypostases qu’à la métaphysique aristotélicienne.
    Enfin, il faut bien admettre que, malgré les traits qu’elle emprunte au néoplatonisme, la philosophie arabe dépend, avec le néoplatonisme lui-même, d’un plus large courant d’idées, très répandu en Orient, que l’on a quelquefois appelé la « métaphysique de la lumière ». L’action de l’être originaire est imaginée moins comme une émanation proprement dite, à la façon d’une source qui déborderait, que comme l’irradiation d’une lumière qui, en s’épandant, s’obscurcit peu à peu : image qui, présente dans les cultes solaires les plus anciens de la Mésopotamie, puis dans le culte de Mithra, a dominé pendant des siècles dans l’Orient, et se retrouve, jusqu’au XIXe siècle, dans le Babisme. Cette image contribue à renforcer le néoplatonisme.

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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